Faytinga, porte-voix de la guérilla

liberation.fr | Christophe Ayad— 23 juillet 2002 à 00:29

Peut-on avoir les traits aussi purs et la voix aussi claire après tant d'années de guerre ? Faytinga a 39 ans, dont quatorze passés dans la guérilla indépendantiste érythréenne. Quatorze années à arpenter le bush en sandales dans la fournaise ou par les nuits glaciales des hauts plateaux, à se cacher dans des grottes pour échapper aux bombardements des Mig éthiopiens, à chanter de village en village pour ranimer la flamme des paysans accablés.

Vitrine. Faytinga, chanteuse érythréenne, est un mythe national. Elle est aussi la figure avenante d'une dictature paranoïaque et inflexible, un régime d'anciens maoïstes qui ont libéré leur pays avec des moyens dérisoires face à la plus puissante armée d'Afrique, celle du «négus rouge» Mengistu, armé et soutenu par l'Empire soviétique tout au long d'une guerre civile de trente ans qui s'acheva par la chute d'Asmara en 1991, quelques mois avant celle de la capitale Addis-Abeba.

Deux ans plus tard, l'Erythrée, l'ancienne colonie italienne, devenait indépendante, cas unique de modification des frontières héritées de la colonisation en Afrique. Le jeune pays offrait naturellement le pouvoir à des libérateurs intègres et courageux à qui rien ne paraissait impossible et surtout qui n'avaient besoin de personne ; mais l'autosuffisance a viré à l'autisme, la solidarité à la dictature. Faytinga, elle aussi, est un pur produit du Front populaire de libération de l'Erythrée dont elle connaît les dirigeants, jusqu'au jeune président Issayas Afeworki. Mais Faytinga n'est pas qu'un ex-apparatchik: c'est d'abord une voix, gracile, un port majestueux, et un visage d'ébène encadré de fines tresses.

Elle rejoint la guérilla en 1977, à 14 ans. Après six mois d'entraînement avec les Fetorari, elle intègre une unité de politisation du peuple : «Chanter, c'était une autre façon de combattre l'agression érythréenne.» Les couplets sont sans surprise, hymnes militaires et nationalistes qui visent à galvaniser les combattants, rallier les sympathies : «C'était la guerre, on n'était pas là pour chanter des histoires d'amour. C'était le temps de la lutte et du sang.»

Cause kunuma. Pour toucher un public plus large, Faytinga chante parfois en tigrinya, la langue majoritaire en Erythrée, accompagnée du krar, l'instrument national ­ une sorte de violoncelle rudimentaire et miniature. Mais, bien que née à Asmara, Faytinga est la fille d'un notable indépendantiste appartenant à l'ethnie kunama et originaire de Barentu. Les Kunamas sont l'un des plus petits groupes ethniques d'Erythrée : ils représentent 1,5 à 2 % des 3 millions d'habitants. Ces paysans originaires de la vaste région du Gush Barka, au nord-ouest de l'Erythrée, sont l'objet d'un certain mépris en raison de leur peau sombre. Les chansons de Faytinga (elle compose la musique, Agostino, ami journaliste, s'occupe des textes) ont beaucoup fait pour la cause kunama. C'est avec le pécule donné par le gouvernement aux «ex-fighters» qu'elle a enregistré ses premières chansons. Au pays, ses cassettes s'arrachent, mais le marché reste limité par la pauvreté de la population et le piratage. C'est dans les festivals étrangers que Faytinga s'est fait connaître depuis 1990, gagnant-là de quoi vivre confortablement.

Comme pour tous les «fighters», son retour à la vie civile n'a pas été facile, à partir de 1991. «Nous avions vécu tant de choses ensemble, et d'un coup chacun se retrouvait de son côté. Parfois, je pense au passé et ça m'arrache le coeur.» Pour Faytinga, il était impensable de réintégrer sa famille et son ordre traditionnel (mariages arrangés, filles excisées, etc.), après des années de vie hors norme et de liberté sexuelle. Elle vit deux mois chez sa mère, puis s'installe dans une grande maison, à Asmara, où elle élève seule ses trois enfants et qu'elle dirige en chef de tribu. Finalement, les seuls hommes avec qui elle se sent traitée sur un pied d'égalité sont ses anciens camarades de «cellule», qu'elle continue de voir, comme une société souterraine.

Chape. Toute une génération vit ainsi dans la nostalgie d'une vie spartiate, la religion du secret et la camaraderie de combat : une génération au coeur de pierre, qui estime que le pays lui appartient et que la jeunesse n'a pas le goût du sacrifice. Cette jeunesse qui rue dans les brancards depuis la cuisante défaite de la deuxième guerre contre l'Ethiopie (1998-2000). Les fighters ne sont plus invincibles, ils ne sont pas infaillibles non plus. La contestation, de plus en plus ouverte, a été réprimée sans ménagement : les meneurs ont été emprisonnés, la presse privée interdite ­ quatorze journalistes sont sous les verrous. Une chape de plomb est tombée sur Asmara. L'unanimité des lendemains de l'indépendance a fait place à l'intimidation et à la répression. Les jeunes maos prodiges sont devenus de vulgaires dictateurs du tiers-monde... Mais de cela, Faytinga n'a pas envie de parler : c'est le ministère de la Culture qui délivre les visas de sortie des musiciens et qui organise les tournées en Suisse, en Allemagne ou aux Etats-Unis, aux fins de récolte de fonds pour le pays au bord de la banqueroute, et ranimer la flamme du patriotisme... Pour Faytinga, la guerre ne sera jamais finie.

Christophe AyadFaytinga en concert jusqu'au 26 juillet dans le cadre de Paris Quartier d'été ; prochain album à paraître chez Africolor.